Vous êtes-vous sérieusement demandé ce qui distingue l'artiste de vous et moi ? Qu'a-t-il en effet de plus ou de moins pour être ainsi tout à la fois envié et admiré, aimé et regardé de travers, recherché et écartelé avec méfiance par le commun des mortels ? D'où vient enfin qu'il soit honoré par une société qui, dans le même temps, le redoute et le marginalise ?
Si vous souhaitez avoir la réponse et même si vous ne vous êtes jamais posé la question, courez voir l'exposition de Paulette Bacon, que vous propose encore jusqu'au 7 mars Little Gallery. Le bonheur que vous en retirerez compensera largement le détour que vous ferez pour vous rendre rue Corlin.
C'est un nouveau champ de conscience qui s'ouvrira à vous ! Car vous vous sentirez instantanément propulsé dans une autre dimension, arraché à la tombe de votre vie ordinaire pour respirer au rythme d'un prodigieux souffle atmosphérique qui vous annihilera pour mieux vous immerger au coeur de cette plénitude absolue que l'on nomme l'éternité.
Cette conquête de l'impossible à laquelle vous êtes invité à participer vous montrera qu'aucun domaine de l'univers aussi lointain, aussi secret soit-il, ne peut rester inaccessible à l'investigation du peintre. Voilà pourquoi l'art, qu'il soit abstrait ou figuratif, restera de tout temps un scandale permanent. Toute création est un danger dans la mesure où elle rend totalement, métaphysiquement libre. En réalité, elle ne fait que la tolérer, à la condition que celle-ci ne dépasse pas le stade inférieur et contrôlable du libre-arbitre qui ancre l'homme dans une idée limitée et emprisonnante de son devenir. Pourquoi croyez-vous donc que, sauf au musée, l'artiste dérange et que sa fonction soit si précaire de son vivant ! Parce que son anti-conformisme réside moins dans sa façon de vivre ou de s'habiller que dans sa manière de regarder le monde, de le définir, voire de le transformer grâce à sa puissance visionnaire.
Une nature délivrée de la présence de l'homme
Méfiez-vous de l'aspect plissé, plus B.C.B.G que bohême de Paulette Bacon. Sa douceur, sa lucidité magnanime cachent une force intérieure peu commune, une volonté irréductible de repousser les limites de l'espace et du temps, de trouver la compensation de sa propre finitude dans l'évasion esthétique. Plus qu'une simple visualisation plastique, sa peinture - et c'ets sans doute pour cela qu'elle nous touche immédiatement - est le prolongement, ou, mieux encore, le complément de sa pensée. Son expression et sa délivrance ! Là où se manifeste justement l'impuissance d'une transmission orale ou écrite, le langage profond et mystérieux du pinceau prend le relais et permet à l'artiste lyonnaise de nous communiquer son sentiment cosmique.
Ce sont qui l'attire, ce sont les formes élémentaires, élémentaristes même précise Paulette Bacon, les mouvements originels, les énergies qui animent l'univers, les liquides et les flux parce qu'ils sont la substance du monde et notre propre substance. Non pas tant la nature elle-même que ses éléments, ses lois dynamiques et cosmogéniques, enfin tout ce qui correspond à la ire ! Ses tableaux sont un rassemblement de lignes, de forces qui représentent aussi bien les forces de l'âme que des forces physiques. Ainsi cette exploration spatio-temporelle nous apparaît-elle comme la projection sur la toile d'une aventure toute intérieure, d'un vécu transposé, transcendé par une claire intelligence, unie à une sensibilité frémissante.
Rompant avec une tradition en vertu de laquelle l'homme s'impose indiscrètement dans toutes ses créations, se veut le démiurge et le centre de ses représentations picturales, Paulette Bacon nous délivre de sa présence engloutie sa conscience-moi dans le développement d'une conscience supérieure, intemporelle et illimitée et nous donne en échange la resouvenance d'une demeure originelle, débordant largement le microcosme humain.
Chez un poète ou un penseur, cette soumission au monde ne se ferait qu'avec ironie et mélancolie. Chez un peintre, comme Paulette Bacon en particulier, c'est aller dans le sens même, vital, de son art.
Son goût pour l'infini, l'indicible, l'inconnu dans lequel le moi se perd, n'a rien d'une fuite dans un espace cotonneux. Ce sentiment cosmique est au contraire le point de départ d'une oeuvre ambitieuse, saine et puissante dans laquelle l'aventure individuelle est réduite à ce qu'elle est réellement à l'échelle de l'univers, à savoir un dansant atome, une étincelle transitoire, un soleil prêt à naître ou à mourir.
L'âme du spectateur s'épanche, s'abandonne en toute confiance à ce courant libérateur qui l'entraîne vers une totale contemplation de la nature. Non pas la nature réelle glorifiée par les impressionnistes, mais une nature mythique, une immense Maya déployant ses diaprées.
Avec Paulette Bacon, la peinture déborde les frontières des styles, devient peinture pure, entre nuagisme et abstraction lyrique.
Se définissant elle-même comme un peintre au pinceau classique mais à la vision contemporaine, elle traduit le cosmos en de grandes formes rythmées et colorées qui recomposent et animent, par des mouvements lents ou rapides, paisibles ou inquiétants, les éléments mobiles de la nature. Les énergies ainsi mises en jeu illuminent un univers où l'air, l'eau, l'espace, tantôt s'évaporent dans un songe gracieux, tantôt se métamorphose en terribles puissances telluriques qui nous broyent et nous entraînent dans un tourbillon sans fin jusqu'au centre de la terre.
Artiste profondément humaine car elle n'échappe pas aux tourments qui fécondent son inspiration, Paulette Bacon nous montre le chemin d'une sérénité d'autant plus parfaite qu'elle n'est pas donnée mais conquise !
Ayant pris sur elle tout l'effort de cette purification de l'âme, elle laisse aux visiteurs de son exposition le plaisir de la volupté dans la délectation des lignes harmonieuses et des couleurs musicalement accordées ! |